13 mai 2025
Prescription acquisitive et jonction des possessions : usucapion des parties communes d’un immeuble en copropriété
La gestion des parties communes de l’immeuble en copropriété peut être source de tensions et d’incertitudes en matière de possession.
La jurisprudence récente de la Cour de cassation sur la prescription acquisitive a apporté dans ce domaine une série d’évolutions notables et très intéressantes.
Comment un copropriétaire peut-il, par sa seule possession, devenir titulaire d’un droit de jouissance exclusive, voire de la propriété, d’une partie commune ? Quelles sont les conditions permettant d’invoquer la jonction des possessions ? Et comment l’arrêt de la Cour de cassation du 12 décembre 2024 (Cass. 3e civ., 12 décembre 2024, n° 23-12.804 et 23-12.968) vient-il impacter juridiquement ces problématiques ?
Dans cet article, nous aborderons les points suivants :
- Un rappel des conditions de la prescription acquisitive
- L’évolution récente de la jurisprudence sur l’usucapion et la jonction des possessions.
- Les apports de l’arrêt du 12 décembre 2024 et ses conséquences pratiques pour les copropriétaires.
Les conditions de la possession utile (article 2261 du Code civil)
La prescription acquisitive – ou usucapion – permet d’acquérir un bien ou un droit par l’effet de la possession sans que celui qui l’allègue soit obligé d’en rapporter un titre ou qu’on puisse lui opposer l’exception déduite de la mauvaise foi (article 2258 du Code civil).
Encore faut-il que la possession soit utile, c’est-à-dire qu’elle remplisse les conditions posées par l’article 2261 du Code civil : une possession continue, paisible, publique, non équivoque et à titre de propriétaire.
Autrement dit, le possesseur doit se comporter comme le véritable propriétaire, de manière ininterrompue et sans contestation, pendant toute la durée requise. Cette durée est en principe 30 ans, ou 10 ans seulement si le possesseur est de bonne foi et dispose d’un titre translatif de propriété (prescription acquisitive abrégée).
En copropriété, ces conditions s’appliquent pleinement. Mais une difficulté supplémentaire tient au statut particulier des parties communes. Chaque copropriétaire a, en principe, un droit d’usage sur les parties communes attaché à sa qualité de copropriétaire.
Comment dès lors prescrire sur une partie commune, alors même qu’elle appartient indivisément à l’ensemble des copropriétaires? La jurisprudence exige pour cela des actes de possession non équivoques, excédant les simples droits d’usage que tout copropriétaire possède.
Des actes de pure tolérance (par exemple, l’autorisation tacite donnée par le syndicat de profiter d’un espace commun) ne suffisent pas et ne fondent pas une possession utile. Le copropriétaire doit, en pratique, s’approprier la partie commune de façon exclusive, comme s’il en était l’unique propriétaire, de sorte que sa possession soit incompatible avec les droits des autres.
Usucapion d’une partie commune : principes jurisprudentiels
En dépit de cette particularité, il est admis de longue date qu’un copropriétaire peut prescrire la propriété ou un droit de jouissance privative sur une partie commune dès lors que toutes les conditions sont réunies.
La Cour de cassation rappelle de façon constante que l’écoulement du délai, avec une possession utile, confère le droit au possesseur, sans qu’il y ait besoin de l’accord des autres copropriétaires ou d’une décision de l’assemblée générale.
Néanmoins, la jurisprudence impose une vigilance particulière quant à la situation de départ du copropriétaire. Si celui-ci bénéficie dès l’origine d’un droit de jouissance exclusif conféré par le règlement de copropriété ou une décision régulière, il ne peut pas usucaper au-delà de ce droit.
En effet, « on ne peut pas prescrire contre son titre » : le copropriétaire qui occupe une partie commune en vertu d’un titre l’y autorisant (même à titre exclusif) ne possède pas « à titre de propriétaire » au-delà de ce que son titre lui confère.
En revanche, lorsqu’aucun titre n’accorde d’usage exclusif, un copropriétaire peut, par sa seule possession prolongée, acquérir un droit sur la partie commune. C’est ce qu’a reconnu la jurisprudence dès lors que la possession présente un caractère exclusif et prolongé.
Si, pendant 30 ans, un copropriétaire s’approprie matériellement une portion commune (en la clôturant, en s’octroyant seul les clés, en réalisant l’entretien à ses frais, etc.) sans aucune opposition ni équivoque, l’usucapion peut jouer.
La Cour de cassation exige toutefois la preuve rigoureuse de ces éléments (voir par exemple : Cass. 3e civ., 15 févr. 2023, n° 21-21446).
Pour mémoire la loi dite « Elan » n°2018-1021 du 23 novembre 2018 a consacré la notion de partie commune à jouissance privative au sein de l’article 6-3 de la loi n° 65-557 du 10 juillet 1965 fixant le statut de la copropriété des immeubles bâtis qui dispose :
« Les parties communes à jouissance privative sont les parties communes affectées à l’usage ou à l’utilité exclusifs d’un lot. Elles appartiennent indivisément à tous les copropriétaires.
Le droit de jouissance privative est nécessairement accessoire au lot de copropriété auquel il est attaché. Il ne peut en aucun cas constituer la partie privative d’un lot.
Le règlement de copropriété précise, le cas échéant, les charges que le titulaire de ce droit de jouissance privative supporte ».
La jonction des possessions (article 2265 du Code civil)
Compte tenu de la longueur des délais, il est fréquent que plusieurs possesseurs successifs se relayent sur le bien avant d’atteindre le délai.
Le mécanisme de la jonction des possessions, prévu à l’article 2265 du Code civil, permet alors au possesseur actuel d’additionner la durée de possession de ses prédécesseurs à la sienne pour atteindre la durée totale requise. L’article dispose que « pour compléter la prescription, on peut joindre à sa possession celle de son auteur, de quelque manière qu’on lui ait succédé, soit à titre universel ou particulier, soit à titre lucratif ou onéreux ».
En droit de la copropriété, la jonction des possessions est souvent essentielle : un copropriétaire qui occupe une partie commune de manière privative peut vouloir cumuler sa période d’occupation avec celle du copropriétaire précédent du même lot, si celui-ci en faisait déjà un usage exclusif. Cependant, la jurisprudence a longtemps exigé une correspondance exacte entre le bien objet du titre de propriété et le bien effectivement possédé. En principe, un acquéreur ne pouvait pas joindre la possession de son vendeur pour prescrire un bien resté en dehors de la vente.
Cette doctrine classique visait à empêcher qu’un acquéreur invoque la prescription pour un bien qu’il n’avait pas formellement acheté. Elle a conduit à censurer des tentatives d’appropriation : par exemple l’acquéreur d’une cave ne pouvait joindre la possession de son vendeur si la cave occupée n’était pas la même que celle décrite dans l’acte (erreur de numérotation), ou si un couloir commun fermé par les occupants n’était mentionné dans aucun titre.
Les évolutions récentes de la jurisprudence de la Cour de cassation
Ces dernières années, la Cour de cassation a opéré des revirements notables quant à l’appréciation de la jonction des possessions et de l’intention des parties.
Par un arrêt de principe du 19 octobre 2022 (Cass. 3e civ., 19 octobre 2022, n° 21-19.852) la Cour a assoupli la règle de correspondance exacte du titre, en privilégiant la volonté réelle des parties sur la lettre de l’acte.
Dans cette affaire, un copropriétaire s’était vu remettre par erreur une cave qui n’était pas celle correspondant à son lot selon le plan de copropriété. Lui et son prédécesseur avaient donc occupé une cave différente du lot vendu (à la suite d’une renumérotation irrégulière des caves). La cour d’appel de Paris avait refusé la jonction des possessions au motif que la cave usurpée était « restée en dehors » des actes de vente successifs, et qu’on ne pouvait prescrire sur un bien non inclus dans ces actes.
La Cour de cassation a cassé cette décision, en considérant qu’il fallait rechercher si, « dans l’intention des parties », les ventes successives n’avaient pas en réalité porté sur la cave effectivement occupée. Elle affirme que l’acquéreur peut joindre la possession de son auteur dès lors que le bien a été envisagé par les parties comme étant compris dans la vente, même si une erreur matérielle affecte la désignation. Cet arrêt de 2022 consacre ainsi la primauté de la réalité factuelle et intentionnelle sur le formalisme des titres pour l’application de la jonction des possessions.
Dans le même mouvement, la Cour de cassation a réaffirmé que la jonction s’applique aussi à la prescription abrégée de 10 ans (Cass. 3e civ., 11 janvier 2024, 22-21.817).
L’arrêt du 12 décembre 2024 : jonction des possessions et droit de jouissance privative
L’arrêt du 12 décembre 2024 (Cour de cassation, 3e civ., pourvois n° 23-12.804 et 23-12.968) confirme cette évolution jurisprudentielle, en posant qu’un copropriétaire peut, par prescription acquisitive trentenaire, obtenir un droit de jouissance exclusif sur une partie commune, sous réserve de rapporter la preuve d’une possession utile et prolongée.
Le contexte de l’affaire
Dans cette affaire, une société civile immobilière (SCI) revendiquait la pleine propriété d’un jardin attenant à son lot, partie commune de la copropriété, ainsi qu’à tout le moins un droit de jouissance privative sur ce jardin, en faisant valoir plus de 30 ans de possession exclusive.
Depuis 1975, le jardin en question était utilisé à l’usage exclusif du propriétaire du lot n° 1 (appartement du rez-de-chaussée donnant sur ce jardin). L’occupant possédait la seule clé d’accès au jardin et aucun autre copropriétaire n’y accédait. Les propriétaires successifs du lot n° 1 ont assumé seuls les frais d’entretien du jardin pendant des décennies, et aucun copropriétaire n’a revendiqué un droit sur ce jardin avant le litige. Mieux, après l’acquisition du lot par la SCI en 2009, l’assemblée générale de 2012 a autorisé celle-ci à réaliser des aménagements dans le jardin (clôture, etc.) à ses frais, ce qui consacrait en pratique son usage exclusif de la parcelle.
La solution : une jonction des possessions possible, même dans le silence des actes de vente
La cour d’appel a déduit de ces circonstances que la possession du jardin par les titulaires successifs du lot n° 1 n’était pas une simple tolérance du syndicat, mais une véritable possession adverse et exclusive. Elle a relevé que tous les actes matériels caractérisaient une appropriation privative du jardin (installation d’une clôture, jouissance sans partage, entretien privatif), incompatible avec les droits des autres copropriétaires.
La Cour d’appel a en outre estimé que, nonobstant le silence des actes de vente de 1989 et 2009 sur le sort du jardin, les propriétaires successifs du lot avaient entendu transmettre à leurs acquéreurs le bénéfice de cette jouissance exclusive.
Autrement dit, il y avait bien une jonction des possessions possible : chaque nouveau propriétaire du lot n° 1 a recueilli la possession du jardin de la part de son vendeur, dans la continuité de l’occupation antérieure, malgré l’absence de mention écrite.
La Cour de cassation, dans son arrêt du 12 décembre 2024, a validé cette analyse.
Si la SCI n’obtient certes pas la pleine propriété du jardin (la partie commune reste formellement dans le patrimoine du syndicat des copropriétaires), elle se voit néanmoins reconnaître un droit réel de jouissance exclusive sur celui-ci acquis par prescription.
L’apport de cette solution
Cet arrêt apporte deux enseignements majeurs :
- Il consacre la possibilité d’une prescription acquisitive portant non pas sur la propriété de la partie commune, mais sur un droit de jouissance privatif sur celle-ci. La Cour de cassation avait déjà indiqué, dans un arrêt de 2018, que « la jouissance des parties communes attachée à la qualité de copropriétaire est distincte du droit de jouissance exclusif attaché à un lot » (Cass., 3e civ., 18 janv. 2018, n° 16-16950).
- Il entérine le fait que l’intention non écrite des parties et la pratique effective priment sur l’absence de clauses dans les actes de vente. Le silence des titres de propriété n’empêche donc plus la transmission d’une possession privative d’un propriétaire au suivant, dès lors que les faits établissent sans équivoque cette transmission tacite.
Enjeux pratiques pour les copropriétaires et le syndicat
Une sécurisation des acquis de fait pour les propriétaires concernés
Pour les propriétaires de lots en copropriété, ces évolutions jurisprudentielles renforcent l’importance de la possession de fait.
Un copropriétaire occupant depuis longtemps une partie commune de façon exclusive peut désormais faire valoir un véritable droit sur cette partie commune. Il n’est plus tributaire d’un accord unanime des copropriétaires pour régulariser la situation : la prescription acquisitive se vient sécuriser des acquis de fait.
Cette voie reste étroite et exigeante en preuve. Le candidat à l’usucapion devra documenter soigneusement la chronologie de la possession (témoignages, attestations d’anciens propriétaires ou occupants, factures d’entretien, clés, photographies des aménagements réalisés, etc.) afin de convaincre le juge du caractère continu et non équivoque de la possession.
La jonction des possessions facilitera sa tâche s’il peut montrer que chaque transfert de son lot entraînait bien le transfert de la maîtrise de la partie commune annexée.
Une invitation à la vigilance pour les syndicats de copropriétaires
Pour le syndicat et les copropriétaires, ces évolutions doivent appelerà la vigilance.
Toute appropriation privative d’une partie commune, si elle est tolérée sans réaction pendant des années, est en effet susceptible de se muer en droit acquis avec le temps.
Il appartient au syndicat de prendre les devants, avec plusieurs options :
- soit faire cesser l’occupation irrégulière (demande de remise en état, reprise de possession, etc.),
- soit en la régularisant formellement avant l’écoulement du délai (par exemple en faisant voter une convention de jouissance exclusive précaire, ou en vendant la partie commune concernée avec l’accord unanime requis).
En pratique, les syndicats ont intérêt à consigner par écrit les autorisations précaires ou tolérances accordées à tel ou tel copropriétaire (par exemple, le droit de jardiner une parcelle commune, ou d’occuper temporairement les combles) afin de garder la main sur ces espaces.